Le genre désigne banalement la différence entre le masculin et le féminin. Les études de genre ont conduit à questionner cette opposition classique, qui structurait jusque-là les relations sociales, chacun se définissant d’abord comme homme ou femme, en fonction de son anatomie de naissance. Le concept de genre exerce une fascination, attrait ou rejet, par tout le social, et les psychanalystes n’y échappent pas. Je vais essayer de prendre les choses autrement.
Le genre pose la question d’une autonomie possible de l’identité par rapport au sexe biologique. Être de sexe anatomique masculin n’implique pas de se définir comme homme dans le social, et inversement pour le sexe féminin. Qu’en dit la psychanalyse ? Freud introduit le concept de bisexualité psychique, consacrant une prévalence du psychique sur l’anatomie, mais il est critiqué par Judith Butler, une des premières penseuses du genre 1, pour l’importance qu’il accorde néanmoins à la différence sexuelle dans la construction subjective. Pour Butler, la perception n’est jamais première mais toujours au service d’un discours. En tant que psychanalyste, on ne peut qu’approuver ce constat : le langage n’est pas en lien direct avec la chose, comme le relève Lacan il suppose un saut dans le symbolique. La différence sexuelle est un élément, non pas de la réalité, mais de ce symbolique. Pour autant, peut-on totalement s’en défaire ? Dans ses formules de la sexuation Lacan dégage deux positions, un côté qu’il dit homme, gouverné par le phallique et la différence sexuelle, et un côté qu’il dit femme, permettant d’aller au-delà de ces normes symboliques. Si l’on peut s’interroger sur l’usage des termes homme et femme, il précise que côté homme ou côté femme, « On s’y range, en somme, par choix ». De quel choix s’agit-il ?
L’usage aujourd’hui, quand on parle d’une personne transgenre, est de formuler les choses ainsi : tel a été assigné femme à la naissance, telle a été assignée homme à la naissance. C’est-à-dire que l’on fait référence au sexe biologique à travers la notion d’assignation, ce qui met en avant la dimension sociale, de construction qui préside à la différence sexuelle. Toutefois si l’existence d’une assignation de naissance est une évidence, ce que sous-tend cette formulation peut poser question. Dire en parlant de tel homme transgenre qu’il a été assigné femme à la naissance est une façon de dire que la transition lui aurait permis de se défaire de cette assignation. Le sous-entendu est que la transition serait un espace de subjectivité pour un sujet qui serait libéré des assignations extérieures ; donc qu’il serait possible de se libérer de toute assignation, à partir d’un libre choix. C’est là que la psychanalyse peut prendre une voie un peu distincte de celle des études de genre, s’intéressant à l’imbrication complexe entre les assignations extérieures et la construction intime du désir de chacun, et introduisant la notion de choix inconscient.
Je voudrais citer un cas célèbre de Winnicott 2. Lors d’une séance, il s’adresse à un homme : « J’ai l’impression d’entendre une fille ». À l’homme qui lui dit : « Si on apprend que j’ai cette fille en moi, on va penser que je suis fou », Winnicott répond : « C’est moi qui entends une fille alors que j’ai un homme devant moi, alors s’il y a quelqu’un de fou, c’est moi ». Winnicott introduit ainsi la question de l’environnement : c’est l’autre (sa mère) qui, quand il était enfant, l’avait pris pour une fille. Est-ce qu’aujourd’hui, dans pareil cas, on pourrait dire qu’aucun des deux n’est fou ? Ni l’homme ni son analyste (ou sa mère) ? Que l’homme peut bien avoir une fille qui parle à travers lui sans que cela pose problème ?
Dans le fond, l’incompréhension entre psychanalyse et études de genre peut s’éclairer à partir de là : pour les psychanalystes non plus cela ne pose pas problème, simplement cela pose question, c’est-à-dire que la cure analytique vise à repérer la façon singulière dont chacun s’est construit. En l’occurrence, cet homme s’était construit de telle sorte que le regard de sa mère sur lui comme fille avait constitué une part féminine inconsciente et produit un conflit avec son identité de genre sociale. La séance lui permet de mettre au jour cette « folie » ou assignation de l’autre, sa mère, qui était non dite et donc d’autant plus difficile à repérer, rendant impossible de l’articuler à un désir propre. À partir de là, peu importe dans le fond que cet homme décide de se dire homme ou de faire une transition pour se dire femme – ou les deux, ou aucun des deux, dans une perspective non-binaire au-delà de l’opposition des genres. Il s’agit qu’il puisse articuler son désir sans être le pur objet des assignations non seulement sociales mais aussi familiales.
Si les études de genre s’intéressent au collectif et au politique, et permettent de déconstruire les identités sociales, la psychanalyse prend le sujet dans une perspective complémentaire, dans son inscription, non seulement sociale, mais aussi familiale et individuelle. Dans cette perspective, il n’y a pas que le social qui nous assigne à une place. Il y a aussi toutes les assignations, dites et non dites, conscientes et inconscientes, de nos parents, à un sexe mais aussi à tel ou tel rôle, à telle ou telle place dans la famille. Je pense à un patient à qui l’on avait dit depuis sa naissance qu’il avait sauvé son père atteint de dépression, l’assignant à un tel rôle de sauveur, dont il lui était difficile de se défaire. Si je reviens à la question du genre, je pense à une patiente, « garçon manqué » dans son enfance, aimant le sport et les vêtements masculins, dont la mère, obsédée par les magazines féminins, lui disait « tu es belle » quand elle portait à contrecœur une robe ou du maquillage pour une occasion festive et qu’elle ne se sentait pas elle-même. Un jour, en regardant un documentaire sur les transitions de genre, elle trouve une réponse, elle veut être « beau », pas « belle ». On entend bien que le « belle » chez elle renvoie à « La » fille, lisse comme le papier glacé des magazines, à l’image de l’idéal de sa mère, ne laissant aucune marge pour une expression propre.
Le travail de la cure consiste pour elle à trouver une façon de se décaler de cette assignation folle à une féminité idéale, qui est traumatique mais fait partie de son histoire ; pourquoi pas par une transition de genre (elle-il était en pleine transition mais aussi en plein doute quand elle-il est venu.e me voir), mais pas nécessairement ; on pourrait aussi imaginer trouver une autre façon – autre que celle de sa mère, figée et mortifère – d’être fille. Pour un analyste, la solution trouvée importe peu, l’analyste n’est pas moraliste et il n’a pas son mot à dire sur les choix de vie de son patient. En revanche, il est là pour le guider sur le chemin d’un désir qui soit singulier, c’est-à-dire à la fois distinct des attentes parentales et inscrit dans une histoire où il aura nécessairement fallu faire avec des attentes quelles qu’elles soient, y compris pour les contester, car on ne vient pas au monde sur une page blanche : on est forcément assigné.
Les études de genre et les actions des mouvements féministes ont permis au niveau politique des avancées majeures, avec la diminution des discriminations et l’ouverture à de nouvelles possibilités de vie, pourtant pour tel sujet donné les choses ne sont pas si simples. Débarrassés d’assignations sociales, ne risque-t-on pas d’être livré d’autant plus violemment aux assignations familiales ? Si les normes anciennes enfermaient, l’envers de la liberté nouvelle est peut-être le risque de l’absence de garde-fou dans le social contre la violence de l’assignation de l’autre, dans son arbitraire. La violence de l’assignation d’une mère qui décide que son enfant (quel que soit son sexe) doit être fille, d’une autre qui croit qu’une « vraie fille » existe, et empêche son enfant d’accéder à la polysémie que le mot « fille » permet. Comment choisir « librement » son genre ? Devenir conscient de ce qui nous pousse à choisir est le fruit d’un long travail en analyse.
Peut-être que le risque de la modernité est de ne plus croire au symptôme. De croire que tout étant maintenant possible, il n’y a plus d’inconscient car plus de conflictualité psychique. Dépathologiser le choix de genre pour qu’il soit acceptable dans le social est le travail des études de genre, travail nécessaire, mais insuffisant pour la construction subjective ; le considérer comme faisant partie d’un symptôme, formation inconsciente qui dit quelque chose de notre rapport au monde et nous détermine dans notre singularité, est celui de la psychanalyse. Pour Lacan, ce qui marque la fin de la cure analytique est l’identification au symptôme ; nulle anormalité alors à avoir un symptôme, ou alors une anormalité universellement partagée.
Retour au texte
1. Trouble dans le genre
Retour au texte
2. « Clivage des éléments masculins et féminins chez l’homme et chez la femme » in Jeu et réalité